Vénus de Laussel : en quête de sens
De la Préhistoire, il ne nous est parvenu que des traces : des objets de la vie quotidienne, des restes osseux, de rares œuvres d’art… Comment les scientifiques interprètent-ils ces traces ? Pourquoi certaines pièces de musée sont-elles toujours étudiées par les chercheur·es ? Peut-on donner un sens à tous les objets historiques ?
Bas-relief gravettien sculpté sur un bloc calcaire et peint à l’ocre rouge. Il correspond à un personnage féminin nu tenant dans sa main droite un objet interprété généralement comme une corne de bison.
La Vénus de Laussel ou Vénus à la corne
| Auteur·ice : Inconnu Date de création : Paléolithique supérieur, entre 26 000 et 24 000 ans avant notre ère Dimensions : 54 x 36 cm Technique : Sculpture en bas-relief sur un bloc de calcaire et peinte à l’ocre rouge Lieu d’exposition : Musée d’Aquitaine à Bordeaux. |
La Vénus de Laussel, dite « Vénus à la corne », est un bas-relief en calcaire découvert en décembre 1911. Il évoque une jeune femme, peut-être enceinte. Sa main gauche aux doigts bien dessinés est posée en un geste familier sur le ventre rond. Le bras gauche a souffert des méthodes de fouilles et porte les traces de deux coups de pioches. Ses hanches sont larges, son pubis et son nombril bien marqués. Les seins sont tombants. La tête n’a jamais été travaillée et les pieds sont absents. Des traces d’ocre rouge sont visibles sur les seins et dans certains creux.
Sa main droite tient une corne. La Vénus de Laussel est l’une des seules représentations préhistoriques de cornes. Elle est également le seul personnage féminin tenant un objet. Elle se distingue aussi par sa grande taille : quasiment quarante-quatre centimètres de haut.
Les Vénus sont des représentations féminines caractéristiques du Paléolithique supérieur. Le Paléolithique supérieur s’étend de 45 000 et 12 000 ans avant J.C. et se caractérise par ses objets en pierre transformée. Sculptées dans l’ivoire de mammouth ou dans de l’os, gravées dans la roche ou modelées, les Vénus sont rares mais beaucoup plus fréquentes que les représentations masculines. On en connaît aujourd’hui près de 250.
La Vénus de Laussel, une merveille aquitaine
La majorité des Vénus semblent posséder les mêmes codes de représentations. Les seins, le ventre, les cuisses et le sexe sont toujours de taille démesurée. Les mains, les pieds et les membres supérieurs semblent négligés. Elles sont souvent sans visage, la tête globuleuse et striée d’un motif grillagé.
Le bâton percé, un autre objet prêtant à confusion
D’autres objets datant du Paléolithique supérieur et découverts au XIXᵉ ont prêté à confusion. Parmi eux, les bâtons percés, des fragments issus de bois de renne, dont le premier a été découvert en 1863.
| Auteur·ice : Inconnu Date de création : Paléolithique supérieur, entre 45 000 et 12 000 ans avant notre ère Dimensions : 3 cm de diamètre au plus ; environ 20-25 cm de longueur Technique : Bois de renne perforés d’un ou deux trous et potentiellement sculptés. Lieu d’exposition : Musée d’Aquitaine à Bordeaux. |
Les bâtons percés sont parfois gravés de motifs abstraits ou animaliers et présentent un trou circulaire et une ou deux extrémités en forme de « T » ou de « Y ». Ainsi 75% d’entre eux présentent des cassures et des traces d’écrasement. Une pression a donc été volontairement appliquée. La finalité des bâtons percés ne saute pourtant pas aux yeux et intrigue les scientifiques : ils ont fait l’objet de pas moins de 37 hypothèses au cours de l’Histoire. Dans les publications récentes, trois hypothèses ont été retenues.
Bâton percé
© LOMPRÉ 2003 Sagaie introduite par la perforation d’un bâton percé.
Le bâton percé, un redresseur de sagaie ?© LOMPRÉ 2003 Action de levier à forte pression.
Un bloqueur de câbles pour carcasses d’animaux ?© Frederic DEVAL Un bâton de commandement ?
La majorité des bâtons percés étant très décorés, de nombreux archéologues y voient un signe de pouvoir, une distinction portée par le chef de tribu. Impossible cependant de confirmer cette hypothèse.
Afin de suspendre les carcasses des animaux chassés, il est possible que ces bâtons aient pu servir de bloqueurs de câbles. La charge lourde des animaux suspendus peut expliquer pourquoi la majorité des bâtons ont été cassés au même endroit.
L’archéologie, une science vivante
Le sens historique donné aux objets commence par le travail des archéologues. I·elles étudient les civilisations à partir de leurs cultures matérielles, des équipements dont elles se dotent, des artefacts qu’elles créent… L’archéologue croise les sources, interprète, expérimente et modélise pour donner du sens.
Quiz Sur les chantiers de fouilles
La fouille est le travail d’une équipe qui doit regrouper de nombreux spécialistes capables d’analyser les ossements humains, les restes d’animaux, les céramiques ou encore les sédiments, les graines, le bois…
Mais êtes-vous vraiment incollables sur les fouilles archéologiques ? Faites ce quiz pour le savoir !
Vue générale de la fouille du secteur sud à Angoulême (Charente)
Dater est essentiel pour trouver le sens d’un objet préhistorique. Il est rare qu’une seule méthode de datation soit mise en œuvre. Le plus souvent, les archéologues les multiplient pour s’assurer de leurs résultats. Sur le terrain, i·elles cherchent des indices dans le sol, identifiables dans le temps par ce qu’on appelle des strates. C’est le principe de la stratigraphie : dater l’agencement des couches dans le sol. Les caractéristiques artisanales de l’objet offrent aussi de précieux renseignements. La forme d’un objet fabriqué évolue dans le temps sous la pression des techniques, des habitudes artisanales et culturelles ou des modes. Ce n’est pas une méthode exacte, mais combinée à d’autres, elle peut donner des résultats !
Certains échantillons sont traités en laboratoire. Les analyses physico-chimiques fournissent des dates chiffrées, avec une précision plus ou moins grande. La célèbre datation par carbone 14 est l’une des méthodes utilisées : on peut déterminer le temps écoulé en mesurant la proportion restante d’atomes de carbone 14 dans les échantillons.
Podcast La Méthode scientifique par Olivier Lascar et Nicolas Martin.
Émission diffusée sur France Culture le 13 décembre 2018.
Jean-Paul Demoule : manifeste pour une archéologie au présent
Comment l’archéologie est-elle devenue une science contemporaine ? Quels sont les principaux défis pour l’archéologie aujourd’hui ? Qu’apporte la démarche archéologique aux autres sciences ?
Ce n’est qu’après ces analyses que l’archéologue peut interpréter les données. La rigueur et la finesse de son interprétation vont permettre de faire avancer les connaissances et d’éclairer l’Histoire. Il peut arriver qu’uniquement des hypothèses soient formulées.
Le travail d’un préhistorien
L’absence de données est une problématique commune à toutes les approches archéologiques, mais la Préhistoire y est particulièrement confrontée. À cause de l’absence de traces écrites, il est impossible de savoir avec exactitude le rôle usuel des objets préhistoriques et il y a fort à parier que cela restera ainsi.
Les scientifiques doivent pourtant, à travers des indices indirects, définir, mesurer, expliquer ces vides, voire les combler, toujours à travers une démarche d’interrogation. Dans certains cas, les lacunes des sources archéologiques résultent de choix (conscients ou non) de la part des chercheur·es qui négligent certains aspects de la recherche et en exagèrent d’autres.
Note de sens
Quentin Villeuneuve, doctorant en Préhistoire
Les biais sont des erreurs dans la méthode qui engendrent des résultats erronés. Le plus souvent involontaires, ils conduisent les scientifiques à accorder des importances différentes à des faits de même nature ou à négliger des hypothèses.
Quentin Villeneuve est doctorant en Préhistoire au laboratoire De la Préhistoire à l’Actuel : Culture, Environnement et Anthropologie (PACEA) de l’université de Bordeaux. Dans son travail, il reste sensible aux constructions mentales et à la façon dont elles peuvent conditionner notre perception des sociétés passées.
Le musée, un acteur dans le sens donné aux objets
Comprendre le sens d’un objet n’est pas si simple. D’autant plus si aucun écrit ne l’accompagne et que la civilisation étudiée se trouve être très éloignée de la nôtre. Ce choix d’interprétation est transmis au public, principalement à travers les musées. Face à ces divers sens, le musée doit donner un sens aux objets et combattre les a priori.
Salles Préhistoire et Protohistoire
Le musée d’Aquitaine est né en 1961 de l’agrégation de plusieurs petits musées (musée d’art, musée préhistorique…). Jusqu’en 2013, la présentation ne change quasiment pas, impliquant un retard sur l’état de la recherche. Aujourd’hui, le musée veut faire passer trois messages à travers ses collections. Tout d’abord, il existe toujours une incertitude sur le sens donné à l’objet. Le musée présente un ensemble d’hypothèses qui ont été validées par une majorité de scientifiques. Deuxièmement, pour comprendre une époque, il n’est pas nécessaire d’être spécialiste dans ce domaine. Dans le musée, tout doit être accessible au plus grand nombre. Troisièmement, ce dernier doit être dynamique et s’inscrire dans son temps. Les chercheur·es font régulièrement des découvertes et elles devraient pouvoir être présentées rapidement au grand public.
Le changement de sens se fait rarement de manière abrupte. D’après Vincent Mistrot, il faut 10 ou 20 ans pour qu’une idée prenne corps et qu’elle devienne dominante. Elle doit d’abord être acceptée par les scientifiques avant d’être traduite dans les musées. Généralement, ce dernier évite de changer radicalement de discours pour ne pas avoir à rénover intégralement une salle. Il préfère l’intégrer étape par étape à l’aide de cartels, de visites guidées ou d’ajout de pièces dans la vitrine.
Donner un sens aux objets historiques n’est pas si simple. Les interprétations sont données par différent·es scientifiques et peuvent évoluer au cours du temps. Comme l’affirme Thucydide, historien grec de 400 avant J.C., « L’histoire est un perpétuel recommencement. »
Pour poursuivre la visite
Les sciences et les méthodes de l’archéologie. Irap. 2015.
Podcast : Vénus sortie des fouilles (Carbone 14, le magazine de l’archéologie par Vincent Charpentier).
Podcast : Claudine Cohen, une femme dans la préhistoire.
Néandertal : le mystère de la grotte de Bruniquel, Luc-Henri Fage, 2019.