De l’origine des fourmis à la canopée tropicale
À mi-chemin entre la Guyane et Clermont-Ferrand, Bruno Corbara est à la fois un chercheur, un professeur, un auteur, et un aventurier. Riche de ses nombreuses expéditions aux quatre coins du globe, il partage à ses élèves et aux lecteur·rices de la revue Espèces son amour pour la recherche, la nature et les insectes sociaux.
Un passionné au cœur qui balance
Passionné d’histoire naturelle et d’aventures depuis son plus jeune âge, Bruno Corbara, enseignant-chercheur en écologie comportementale à l’Université Clermont Auvergne, définit son parcours comme « plutôt sinueux ». Lecteur régulier de la revue La Hulotte, il côtoie dans sa jeunesse le Centre d’Initiation à la Nature qui lui est rattaché, à Boult-aux-Bois dans les Ardennes. Pendant plusieurs années il y est animateur nature et étudie en parallèle les sciences humaines et sociales.
« J’avais un goût à la fois pour la Nature et pour les phénomènes sociaux, c’est comme ça que progressivement je me suis intéressé aux insectes sociaux », explique le chercheur.
Après quelques années de flottement, de petits boulots et d’animation au centre, cet attrait pour le vivant le pousse à suivre un diplôme d’études approfondies de biologie du comportement à Paris XIII. Il y étudie pour la première fois celles qui seront ensuite le centre de toute son attention – le sujet de sa thèse – puis qui l’accompagneront tout au long de sa carrière : les fourmis tropicales. Ainsi, il oscille entre deux passions : celle du naturaliste aventurier qui mène ses recherches sur le terrain, et celle du chercheur plus spécialisé qui étudie, dans son labo, les fourmis comme un cerveau collectif capable de résoudre des problèmes. Pendant son post-doctorat, sur l’archipel extrême sud du Japon, il étudie pour la première fois les fourmis tropicales dans leur milieu naturel : son cœur balance.
« Je suis rentré du Japon en 1992, en novembre 1992 c’est la première fois que je suis allé en Guyane. Depuis je suis allé en Guyane tous les ans sauf cette année à cause du covid ! » confie le chercheur.
De retour en France mais toujours fidèle aux tropiques, il étudie d’abord les fourmis comme modèle d’intelligence artificielle et de robotique sociale à Paris. En parallèle, il trouve ses premiers financements et entame une série de voyages en Guyane où il mène des recherches sur les fourmis arboricoles et leurs interactions avec les plantes et les insectes, notamment les guêpes.
Flotter au-dessus des tropiques
Bruno Corbara obtient son premier poste fixe en 1995 à Clermont-Ferrand, dans un laboratoire de psychologie sociale de la cognition. Il est embauché par l’université pour enseigner les neurosciences et le comportement animal. À côté de son enseignement, il étudie les fourmis à la fois dans son laboratoire et lors de ses voyages annuels en Guyane. C’est là-bas qu’il devient pour la première fois membre d’une série d’expéditions scientifiques sur l’étude de la biodiversité au sommet des arbres : les expéditions du Radeau des Cimes.
« En 1996 je participe à une mission qui s’appelle la mission du Radeau des Cimes où j’ai l’occasion de monter tout en haut de la canopée, et là, c’est le coup de foudre. Voir la forêt tropicale, c’est un premier choc, la voir en étant sur le sommet des cimes c’est encore autre chose », raconte le scientifique.
En Guyane, au Gabon, à Madagascar, il participe à plusieurs missions du Radeau des Cimes et se lie d’amitié avec Francis Hallé, botaniste et président de la fondation Opération Canopée qui organise ces expéditions. Sur l’île malgache, il se voit offrir l’opportunité de prendre la relève et devient ainsi responsable scientifique de ces missions.
Embarqué dans cette grande aventure, il lance au début des années 2000 la plus grosse mission d’inventaire de biodiversité de l’époque : la mission IBISCA (Inventaire de la Biodiversité des Insectes du Sol et de la Canopée) au Panama. Une mission de grande ampleur avec plusieurs dizaines de scientifiques sur le terrain qui étudient la diversité des arthropodes dans tous les milieux de l’écosystème tropical. Quelques années plus tard, la mission Santo au Vanuatu dans le Pacifique Sud, d’une envergure encore plus importante, marque l’apogée de son épopée. En rassemblant 150 chercheur·es de tous horizons, un navire océanographique, les engins volants du Radeau des Cimes, elle marque aussi la fin, pour Bruno Corbara, de ses grandes expéditions dont il était responsable.
« Après je suis passé à autre chose. Je devenais plus un gestionnaire de mission, je passais mon temps à des histoires de logistique et je m’éloignais de la science », confie Bruno Corbara.
Un retour aux sources et aux Broméliacées
Revenu à ses fondamentaux, Bruno Corbara reprend ses recherches initialement débutées lors de son arrivée en Guyane en 1992 sur les « jardins de fourmis ». Non, ce ne sont pas des potagers recouverts de fourmilières mais bien des jardins suspendus dans les arbres ! Ils sont cultivés par les fourmis qui récoltent et sèment des graines dans leur nid. Sur ces petits jardins poussent des plantes de la famille des Broméliacées (la même famille que l’ananas) qui ont la particularité de posséder un réservoir d’eau à la base de leurs feuilles. Maintenant et depuis une dizaine d’années, Bruno Corbara s’intéresse aux micro-écosystèmes qui constituent les réservoirs d’eau de ces Broméliacées. Avec le réseau Bromeliad Working Group, il collabore avec des chercheur·es de divers pays du monde. Tous et toutes suivent le même programme de recherche afin de reproduire dans chaque pays le même protocole, réfléchi et établi à l’avance, pour multiplier les résultats et contribuer à un jeu de données très intéressantes statistiquement. Ces études consistent en particulier à observer les effets d’un changement climatique sur l’écosystème des réservoirs d’eau. Par exemple, en manipulant les précipitations et en provoquant des sécheresses artificielles, ils décrivent comment les espèces répondent à cette modification du climat, comment le micro-écosystème réagit et quels sont les phénomènes de résilience qui en découlent.
Lorsque son emploi du temps le lui permet, il continue d’étudier fourmis et guêpes, ces insectes sociaux qui le passionnent, dans un esprit de naturaliste toujours en quête du heureux hasard qui lui fera découvrir une nouvelle facette de la biodiversité.
« Je suis quelqu’un de très éclectique. Je m’intéresse à beaucoup de choses. Je ne suis pas un chercheur qui va creuser à fond son sujet. Je suis plutôt quelqu’un qui a un fond naturaliste et qui aime découvrir des choses nouvelles dans une forêt, commencer à décrire le phénomène et ensuite passer la main à des gens qui vont étudier ça de façon plus approfondie », explique le scientifique.
Le plus beau métier du monde
Après toutes ces années d’expéditions et d’aventures, Bruno Corbara revient sur sa carrière pleine de sens. Ses nombreux voyages et expéditions scientifiques lui remémorent ses rêves et les idoles de sa jeunesse :
« J’ai été bercé par le commandant Cousteau, Haroun Tazieff… Ils étaient les héros de mon enfance. Je rêvais de devenir comme eux et d’une certaine façon, je me dis que j’ai réalisé ce rêve de gosse sans avoir cette aura de vedettariat. On est plus dans l’anonymat, le but n’est pas de se mettre en avant mais pour moi c’est la réalisation d’un rêve d’enfance et c’est vraiment génial. »
D’origine populaire et fils de parents ouvriers immigrés, il n’aurait jamais imaginé devenir enseignant-chercheur à l’université. Reconnaissant, l’éducation nationale a été pour lui un ascenseur social et ce sont des opportunités, un peu de chance mais surtout beaucoup de temps et de travail acharné qui lui ont permis d’avoir un poste fixe dans la recherche.
« Je continue à penser que le métier d’enseignant-chercheur, c’est le plus beau métier du monde ! Que rêver de plus ? Je fais de la recherche, c’est ma passion. J’enseigne, je fais partager mes passions à un public de jeunes et on travaille en contact avec la jeunesse, donc on est sans cesse remis en question. En théorie c’est extraordinaire ! Dans la réalité, tout ce que je viens de dire ça devient plus anonyme. Moi, j’essaie de continuer à faire passer ce qui me passionne dans mes cours mais c’est un minimum. »
Partager pour mieux rêver
Transmettre sa passion, vulgariser, diffuser la Science font partie de ses préoccupations de toujours. Auteur d’ouvrages et d’articles de vulgarisation scientifique depuis le début de ses études, c’est une façon pour lui d’associer le plaisir littéraire à sa passion pour la science. Aujourd’hui, conscient du privilège qu’il a d’avoir pu mener ses recherches dans les plus beaux endroits du monde, il ressent le devoir de le partager et d’attirer l’attention sur les enjeux qui menacent la biodiversité.
« J’ai vu des arbres alignés sur la plage avec des navires au large sans pavillon, qui transportaient ces arbres clandestinement en Asie du Sud-Est. Sur l’île de Santo, nous sommes partis en mission de reconnaissance avec les cartes données par le ministère qui mentionnaient des forêts et quand nous sommes revenus, nous avons dû leur faire remarquer qu’il ne restait rien de ces forêts », raconte-t-il.
Ainsi, la médiation scientifique est pour lui nécessaire. C’est aussi un moyen de partager des histoires, de faire rêver, d’émerveiller, un peu à la manière de l’art. Cette vision de la science comme vectrice d’histoires extraordinaires, nées de la curiosité de l’être humain et capable de divertir le grand public, c’est l’une des dimensions de la recherche que Bruno Corbara défend. Une des raisons de faire de la recherche scientifique, qui n’est pourtant pas mise en valeur par notre société : la dimension non-utilitariste de la science.
Par le biais de la revue Espèces, dont il est directeur de publication, Bruno Corbara prend le parti de partager ces savoirs délaissés aux lecteur·rices. Volontairement, il choisit parfois de mettre en avant « la bestiole la plus improbable qui soit » au détriment d’autres beaucoup plus attirantes car il le sait bien, on peut intéresser les gens aux bizarreries de la Nature. « Cette bestiole bizarre qui vit n’importe où, c’est le résultat de centaines de millions d’années d’évolution, donc forcément elle a une histoire absolument extraordinaire qu’il faut raconter ! »
Qu’elle soit militante ou faite pour émerveiller le monde, la vulgarisation de ses travaux de recherche lui permet avant tout de partager au monde la passion qui l’anime depuis toujours : celle de l’histoire naturelle.
Typhaine COSTE
« Je n’aurais pas été là si…
…l’éducation nationale avait fonctionné comme maintenant. »
En colère, Bruno Corbara regrette un système qui ne fonctionne plus comme avant. Un système qui selon lui ne cherche plus qu’à favoriser une soi-disant “excellence” au détriment de l’université dans son ensemble, une université qu’il trouve affaiblie par un manque de moyens, des absurdités administratives et des conditions de travail qui se détériorent pour les enseignant·es-chercheur·es.