Dans la Sibérie invisible

Dans la Sibérie invisible

Les émotions et l’intensité du rituel chamanique se partagent grâce aux cinq sens. Seul·es les chamanes peuvent communiquer avec l’invisible. Charles Stépanoff, ethnologue, a étudié cette pratique en Sibérie.

© Charles STÉPANOFF
Portrait de Charles Stépanoff.

Le chamanisme, un ensemble de traditions rituelles, ne se définit pas sans difficultés. Il se retrouve sur tous les continents mais sous des formes variées. « Le chamanisme est une construction de l’anthropologie occidentale mais il y a quelque chose de commun à toutes ces pratiques » explique Charles Stépanoff, ethnologue et spécialiste de la Sibérie. Les chamanes, tant des hommes que des femmes, sont des spécialistes rituels qui se distinguent des personnes ordinaires par leurs capacités hors du commun. I·elles peuvent communiquer avec l’invisible. Un talent inné, hérité de leurs ancêtres, qui procure une perception différente, des rêves détaillés, des visions de l’avenir.

Au rythme du tambour

En Sibérie, les chamanes sont très sollicité·es pour s’occuper, lors de rituels, de l’âme des défunts ou de cure dans le cas d’une maladie. Pour communiquer avec les esprits invisibles, le langage ne suffit pas. Le public partage cette expérience à l’aide de ses sens. « L’odorat avec des fumigations de genévrier pour purifier l’espace. Le goût en partageant de la nourriture avec les esprits. L’ouïe, les chants poétiques qui invoquent les esprits, accompagnés du tambour sur lequel la·le chamane frappe de plus en plus fort à mesure que les esprits s’approchent. La vue avec les dessins qui ornent le tambour représentant la·le chamane, son rituel, ses esprits auxiliaires. Et enfin le toucher, présent à toutes les étapes. Tout cela crée un champ multisensoriel partagé entre les humains. » Cette sensorialité peut être plus ou moins riche. Dans la « tente claire » le public assiste à un spectacle avec des costumes et des mimiques. À l’inverse, dans la « tente sombre », tout se passe dans l’obscurité pour stimuler l’imagination et l’audition.

Une relation avec les esprits

Pour accéder à l’invisible, les chamanes utilisent l’imagerie mentale et s’ouvrent à un autre monde. « I·elles communiquent avec des êtres qui ne sont pas humains ou pas entièrement humains. Leur identité n’est pas fixée, les esprits se métamorphosent. Des ancêtres qui ont été humains, des animaux qui tendent à devenir une chouette ou un loup, des arbres protecteurs qui se présentent sous forme humaine », décrit l’ethnologue. Pour communiquer avec eux, les chamanes utilisent des sens supplémentaires comme le troisième œil sur leur coiffe. I·elles s’isolent des perceptions auditives ordinaires grâce au tambour. Des cris d’animaux viennent rythmer les chants chamaniques. Les esprits sont sollicités pour leurs compétences spécifiques. Charles Stépanoff prend l’exemple du corbeau. « Il entoure les humains, se perche sur les arbres et surveille ce qui se passe. Il a des connaissances sur ce que nous faisons et est sollicité pour comprendre l’origine d’une maladie. »

La sensorialité est au cœur du rituel chamanique pour partager l’expérience avec le public. Cette pratique n’a pas d’universalité. Le chamanisme est basé sur des expériences personnelles et intimes qui remontent souvent à l’enfance. Le résultat d’une relation profonde entre la·le chamane et ses ancêtres, sa vie, son environnement, ses souvenirs.

Nina GASKING

À Propos De Charles Stépanoff

Charles Stépanoff est ethnologue, spécialiste de la Sibérie, maître de conférences à l’École pratique des hautes études (chaire « Religions de l’Asie septentrionale et de l’Arctique ») et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *