L’odeur sèche du Sahara
Depuis une vingtaine d’années, les sens font leur apparition dans les recherches en sciences humaines. Des outils encore peu développés mais précieux pour comprendre le monde selon l’anthropologue Marie-Luce Gélard, maître de conférences à l’Université de Paris.
Documenter, analyser et comprendre les cultures, c’est le rôle respectif des ethnographes, ethnologues et anthropologues. Si les sens n’étaient pas un objet d’études à part entière, Marie-Luce Gélard les a toujours utilisés pour ethnographier le monde. Elle s’intéresse depuis son doctorat aux populations des régions sahariennes. « Au début de mes recherches, il a fallu que j’apprenne le berbère. Pendant des mois, avant d’avoir une compréhension langagière fine, je me suis intéressée au langage corporel. »
Mais comment rendre compte de l’ambiance d’un terrain ? Comment saisir le goût des choses ? Comment se représenter l’odeur sèche du Sahara dont parlent les berbères ? Il faut l’éprouver. Un exercice d’immersion difficile pour la scientifique : « Le temps passé à ne rien faire, à observer, à goûter, à entendre, à écouter et à décrire quotidiennement ce qui se passe autour de vous… C’est comme une sorte de prison. »
Elle passe de long mois au Maroc, en milieu rural (Haut Atlas) et saharien (Tafilalt). Elle assiste à des repas pendant lesquels les sens se substituent aux discours : on y asperge abondamment les convives de parfums, pour exprimer la joie d’être réuni·es.
Les sens nobles et les autres
Les sens renseignent sur et à propos des sociétés que l’anthropologue examine. « D’un point de vue biologique, les perceptions sensorielles sont les mêmes. Mais d’un point de vue culturel, elles sont très différentes. » Nos sociétés occidentales privilégient largement les sens à distance comme la vue ou l’ouïe, mais s’intéressent peu aux sens de proximité comme le goût et le toucher. Cette conception du monde n’est pas partagée partout. L’anthropologue doit réussir à se dégager de ses propres préjugés sensoriels et penser les sens comme un langage non verbal mais essentiel à la communication.
L’anthropologie sensorielle défendue par Marie-Luce Gélard n’est pas encore un domaine de recherche constitué. Certains sens sont peu étudiés : le goût notamment est devenu un sujet d’études pour les sciences humaines et sociales depuis vingt ans. Les descriptions de ces sensations sont difficiles car elles font souvent appel à peu de mots. Pourtant, les études sensorielles semblent être dans l’air du temps. L’anthropologie a déjà pu démontrer l’impact du sensoriel sur la mémoire des groupes sociaux ou l’interaction des sens entre eux et non leur isolement.
Il reste beaucoup à faire ! Pour l’anthropologue Marie-Luce Gélard, « il y a un véritable sens à entreprendre des études comparatives de grande envergure ». La création d’un atlas recensant les perceptions sensorielles serait un projet ambitieux et un aboutissement pour la chercheuse. Il pourrait apporter des clés de compréhension nouvelles et des méthodes neuves pour décrire les sociétés. Un atlas peut-être, pour ne plus placer le centre du monde sensoriel en Occident.
Aurore VALEX
À propos de Marie-Luce Gélard
Marie-Luce Gélard est anthropologue et maître de conférences à l’Université de Paris, au Centre d’anthropologie culturelle (Canthel), spécialiste du Maghreb et du milieu saharien. Elle participe depuis ces dernières années au développement de l’anthropologie des sens : elle s’intéresse notamment aux modalités de la perception sensorielle et de leurs codifications corporelles.
- « L’anthropologie sensorielle en France : un champ en devenir ? », L’Homme, Février 2016, vol. n° 217, n° 1, pp. 91‑107.
- Les sens en mots, Éditions Pétra, coll. « Univers sensoriels et sciences sociales », Paris, 2017.
- « Alimentation et dessiccation en contexte saharien : le goût du sec », Anthropology of the Middle East. Décembre 2020, vol. 15, n° 2, pp 55‑71.